Lorenzaccio - Acte I - Scène 2

Une rue. — Le point du jour. — Plusieurs masques sortent d’une maison illuminée.

UN MARCHAND DE SOIERIES et UN ORFÈVRE ouvrent leur boutique.

Le marchand de soieries.

Hé ! hé ! père Mondella, voilà bien du vent pour mes étoffes.

Il étale ses pièces de soie.

L’orfèvre, bâillant.

C’est à se casser la tête ! Au diable leur noce ! Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit.

Le marchand.

Ni ma femme non plus, voisin ; la chère âme s’est tournée et retournée comme une anguille. Ah ! dame ! quand on est jeune, on ne s’endort pas au bruit des violons.

L’orfèvre.

Jeune ! jeune ! cela vous plaît à dire. On n’est pas jeune avec une barbe comme celle-là ; et cependant Dieu sait si leur damnée de musique me donne envie de danser !

Deux écoliers passent.

Premier écolier.

Rien n’est plus amusant. On se glisse contre la porte au milieu des soldats, et on les voit descendre avec leurs habits de toutes les couleurs. Tiens ! voilà la maison des Nasi.

Il souffle dans ses doigts.

Mon portefeuille me glace les mains.

Deuxième écolier.

Et on nous laissera approcher ?

Premier écolier.

En vertu de quoi est-ce qu’on nous en empêcherait ? Nous sommes citoyens de Florence. Regarde tout ce monde autour de la porte ; en voilà des chevaux, des pages et des livrées ! Tout cela va et vient, il n’y a qu’à s’y connaître un peu ; je suis capable de nommer toutes les personnes d’importance ; on observe bien tous les costumes, et le soir on dit à l’atelier : J’ai une terrible envie de dormir, j’ai passé la nuit au bal chez le prince Aldobrandini, chez le comte Salviati ; le prince était habillé de telle ou telle façon, la princesse de telle autre, et on ne ment pas. Viens, prends ma cape par-derrière.

Ils se placent contre la porte de la maison.

L’orfèvre.

Entendez-vous les petits badauds ? je voudrais qu’un de mes apprentis fît un pareil métier !

Le marchand.

Bon, bon ! père Mondella, où le plaisir ne coûte rien, la jeunesse n’a rien à perdre. Tous ces grands yeux étonnés de ces petits polissons me réjouissent le cœur. — Voilà comme j’étais, humant l’air et cherchant les nouvelles. Il paraît que la Nasi est une belle gaillarde, et que le Martelli est un heureux garçon. C’est une famille bien florentine, celle-là ! Quelle tournure ont tous ces grands seigneurs ! J’avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé ; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais ; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit : Hé ! hé ! ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.

L’orfèvre.

Il en danse plus d’une qui n’est pas payée, voisin ; ce sont celles-là qu’on arrose de vin et qu’on frotte sur les murailles avec le moins de regret. Que les grands seigneurs s’amusent, c’est tout simple, — ils sont nés pour cela ; mais il y a des amusements de plusieurs sortes, entendez-vous ?

Le marchand.

Oui, oui, comme la danse, le cheval, le jeu de paume et tant d’autres. Qu’entendez-vous vous-même, père Mondella ?

L’orfèvre.

Cela suffit ; — je me comprends. — C’est-à-dire que les murailles de tous ces palais-là n’ont jamais mieux prouvé leur solidité. Il leur fallait moins de force pour défendre les aïeux de l’eau du ciel, qu’il ne leur en faut pour soutenir les fils quand ils ont trop pris de leur vin.

Le marchand.

Un verre de vin est de bon conseil, père Mondella. Entrez donc dans ma boutique que je vous montre une pièce de velours.

L’orfèvre.

Oui, de bon conseil et de bonne mine, voisin ; un bon verre de vin vieux a une bonne mine au bout d’un bras qui a sué pour le gagner ; on le soulève gaiement d’un petit coup, et il s’en va donner du courage au cœur de l’honnête homme qui travaille pour sa famille. Mais ce sont des tonneaux sans vergogne, que tous ces godelureaux de la cour. À qui fait-on plaisir en s’abrutissant jusqu’à la bête féroce ? À personne, pas même à soi, et à Dieu encore moins.

Le marchand.

Le carnaval a été rude, il faut l’avouer ; et leur maudit ballon m’a gâté de la marchandise pour une cinquantaine de florins1. Dieu merci ! les Strozzi l’ont payé.

L’orfèvre.

Les Strozzi ! Que le ciel confonde ceux qui ont osé porter la main sur leur neveu ! Le plus brave homme de Florence, c’est Philippe Strozzi.

Le marchand.

Cela n’empêche pas Pierre Strozzi d’avoir traîné son maudit ballon sur ma boutique, et de m’avoir fait trois grandes taches dans une aune de velours brodé. À propos, père Mondella, nous verrons-nous à Montolivet ?

L’orfèvre.

Ce n’est pas mon métier de suivre les foires ; j’irai cependant à Montolivet par piété. C’est un saint pèlerinage, voisin, et qui remet tous les péchés.

Le marchand.

Et qui est tout à fait vénérable, voisin, et qui fait gagner les marchands plus que tous les autres jours de l’année. C’est plaisir de voir ces bonnes dames, sortant de la messe, manier, examiner toutes les étoffes. Que Dieu conserve Son Altesse ! La cour est une belle chose.

L’orfèvre.

La cour ! le peuple la porte sur le dos, voyez-vous. Florence était encore (il n’y a pas longtemps de cela) une bonne maison bien bâtie ; tous ces grands palais, qui sont les logements de nos grandes familles, en étaient les colonnes. Il n’y en avait pas une, de toutes ces colonnes, qui dépassât les autres d’un pouce ; elles soutenaient à elles toutes une vieille voûte bien cimentée, et nous nous promenions là-dessous sans crainte d’une pierre sur la tête. Mais il y a de par le monde deux architectes mal avisés qui ont gâté l’affaire ; je vous le dis en confidence, c’est le pape et l’empereur Charles. L’empereur a commencé par entrer par une assez bonne brèche dans la susdite maison. Après quoi, ils ont jugé à propos de prendre une des colonnes dont je vous parle, à savoir celle de la famille des Médicis, et d’en faire un clocher, lequel clocher a poussé comme un champignon de malheur dans l’espace d’une nuit. Et puis, savez-vous, voisin ? comme l’édifice branlait au vent, attendu qu’il avait la tête trop lourde et une jambe de moins, on a remplacé le pilier devenu clocher par un gros pâté informe fait de boue et de crachat, et on a appelé cela la citadelle : les Allemands se sont installés dans ce maudit trou comme des rats dans un fromage, et il est bon de savoir que, tout en jouant aux dés et en buvant leur vin aigrelet, ils ont l’œil sur nous autres. Les familles florentines ont beau crier, le peuple et les marchands ont beau dire, les Médicis gouvernent au moyen de leur garnison ; ils nous dévorent comme une excroissance vénéneuse dévore un estomac malade ; c’est en vertu des hallebardes qui se promènent sur la plate-forme, qu’un bâtard, une moitié de Médicis, un butor que le ciel avait fait pour être garçon boucher ou valet de charrue, couche dans le lit de nos filles, boit nos bouteilles, casse nos vitres ; et encore le paye-t-on pour cela.

Le marchand.

Peste ! peste ! comme vous y allez ! Vous avez l’air de savoir tout cela par cœur ; il ne ferait pas bon dire cela dans toutes les oreilles, voisin Mondella.

L’orfèvre.

Et quand on me bannirait comme tant d’autres ! On vit à Rome aussi bien qu’ici. Que le diable emporte la noce, ceux qui y dansent et ceux qui la font !

Il rentre. Le marchand se mêle aux curieux. — Passe un bourgeois avec sa femme.

La femme.

Guillaume Martelli est un bel homme et riche. C’est un bonheur pour Nicolo Nasi d’avoir un gendre comme celui-là. Tiens ! le bal dure encore. — Regarde donc toutes ces lumières.

Le bourgeois.

Et nous, notre fille, quand la marierons-nous ?

La femme.

Comme tout est illuminé ! Danser encore à l’heure qu’il est, c’est là une jolie fête ! — On dit que le duc y est.

Le bourgeois.

Faire du jour la nuit et de la nuit le jour, c’est un moyen commode de ne pas voir les honnêtes gens. Une belle invention, ma foi, que des hallebardes à la porte d’une noce ! Que le bon Dieu protège la ville ! Il en sort tous les jours de nouveaux, de ces chiens d’Allemands, de leur damnée forteresse.

La femme.

Regarde donc le joli masque. Ah ! la belle robe ! Hélas ! tout cela coûte très cher, et nous sommes bien pauvres à la maison.

Ils sortent.

Un soldat, au marchand.

Gare, canaille ! laisse passer les chevaux.

Le Marchand.

Canaille toi-même, Allemand du diable !

Le soldat le frappe de sa pique.

Le Marchand, se retirant.

Voilà comme on suit la capitulation ! Ces gredins-là maltraitent les citoyens.

Il rentre chez lui.

L’Écolier, à son camarade.

Vois-tu celui-là qui ôte son masque ? C’est Palla Ruccellai. Un fier luron ! Ce petit-là, à côté de lui, c’est Thomas Strozzi, Masaccio, comme on dit.

Un page, criant.

Le cheval de son Altesse !

Le second écolier.

Allons-nous-en, voilà le duc qui sort.

Le premier écolier.

Crois-tu pas qu’il va te manger ?

La foule s’augmente à la porte.

L’Écolier.

Celui-là, c’est Nicolini ; celui-là, c’est le provéditeur.

Le duc sort, vêtu en religieuse, avec Julien Salviati, habillé de même, tous deux masqués.

Le Duc, montant à cheval.

Viens-tu, Julien ?

Salviati.

Non, Altesse, pas encore.

Il lui parle à l’oreille.

Le Duc.

Bien, bien, ferme !

Salviati.

Elle est belle comme un démon. — Laissez-moi faire ; si je peux me débarrasser de ma femme…

Il rentre dans le bal.

Le Duc.

Tu es gris, Salviati ; le diable m’emporte ! tu vas de travers.

Il part avec sa suite.

L’Écolier.

Maintenant que voilà le duc parti, il n’y en a pas pour longtemps.

Les masques sortent de tous côtés.

Le second Écolier.

Rose, vert, bleu, j’en ai plein les yeux ; la tête me tourne.

Un bourgeois.

Il paraît que le souper a duré longtemps : en voilà deux qui ne peuvent plus se tenir.

Le provéditeur monte à cheval ; une bouteille cassée lui tombe sur l’épaule.

Le Provéditeur.

Eh ! ventrebleu ! quel est l’assommeur, ici ?

Un masque.

Eh ! ne le voyez-vous pas, seigneur Corsini ? Tenez ! regardez à la fenêtre ; c’est Lorenzo avec sa robe de nonne.

Le Provéditeur.

Lorenzaccio, le diable soit de toi ! tu as blessé mon cheval.

La fenêtre se ferme.

Peste soit de l’ivrogne et de ses farces silencieuses ! un gredin qui n’a pas souri trois fois dans sa vie, et qui passe le temps à des espiègleries d’écolier en vacances.

Il sort. — Louise Strozzi sort de la maison, accompagnée de Julien Salviati ; il lui tient l’étrier. Elle monte à cheval ; un écuyer et une gouvernante la suivent.

Salviati.

La jolie jambe, chère fille ! Tu es un rayon de soleil, et tu as brûlé la moelle de mes os.

Louise.

Seigneur, ce n’est pas là le langage d’un cavalier.

Salviati.

Quels yeux tu as, mon cher cœur ! quelle belle épaule à essuyer, tout humide et si fraîche ! Que faut-il te donner pour être ta camériste cette nuit ? Le joli pied à déchausser !

Louise.

Lâche mon pied, Salviati.

Salviati.

Non, par le corps de Bacchus ! jusqu’à ce que tu m’aies dit quand nous coucherons ensemble.

Louise frappe son cheval et part au galop.

Un masque, à Salviati.

La petite Strozzi s’en va rouge comme la braise ; — vous l’avez fâchée, Salviati.

Salviati.

Baste ! colère de jeune fille et pluie du matin…

Il sort.

1. C’était l’usage au carnaval de traîner dans les rues un énorme ballon qui renversait les passants et les devantures des boutiques. Pierre Strozzi avait été arrêté pour ce fait. (Note de l’auteur.)

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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